Interview FNAC

Interview de Leos Carax par Pierre-André Boutang,
réalisée pour la FNAC et diffusée en direct sur CanalWeb et dans les FNAC le 15 mai 1999.

Archive real video visible sur CanalWeb.

Bonjour. Nous sommes à Cannes, c'est le festival, vous pouvez voir la Croisette. Leos Carax, qui a réalisé le film qu'on vient de montrer ici qui s'appelle Pola X, est ici. Bonjour Leos Carax. Je ne l'ai jamais vu de ma vie. Je sais qu'il déteste parler. Je sais qu'il y a des internautes qui ont posé des tas de questions. Je sais qu'il y a plein de gens dans les FNAC qui sont en train de regarder. Y'a du vent, des lumières dans l'oeil, des conditions absolument idéales pour travailler à un chose qui devrait être intime et discrète, et donc on va commencer à parler de ce film.
Alors je vais poser une petite question à Leos Carax : arriver à Cannes et vous trouver comme ça dans cette espèce d'immense et sympathique foire, ça fait quoi à un homme qui a toujours voulu le secret et se cacher ?

Non, ben je l'ai bien cherché... Moi j'ai été d'accord pour venir à Cannes. J'avais souffert des sorties précédentes de mes films qui étaient toutes hivernales et toutes parisiennes et... j'avais décidé que je préférais montrer le film une fois... en une fois... être débarassé en une fois et de le montrer plutôt qu'à seulement des Parisiens dans l'hiver, le montrer... un jour au soleil à tout ça... et voilà...

Et d'assumer de se montrer, de parler devant des télévisions, de faire tout ce que Pierre, héros du roman de Melville, refuse de faire comme le héros du film, refuse de le faire... Il se sauve d'une émission de télévision, le héros du film...

Mouais... Moi je fais semblant d'être là...

Vous faites semblant ? et les paroles que vous allez dire, elles font semblant d'être des parole ou... ?

On va voir... Je sais pas... J'ai toujours pensé qu'il y avait pas de réalité dans ces choses-là, mais... peut-être y en a une pour certains... je sais pas...

Y a plus de réalité dans un film et un roman qui sont une immense histoire gigantesque, grandiose, prodigieuse, romanesque, que dans la réalité quotidienne ? C'est pas la vie quotidienne pour vous la réalité ?

Bien sûr que oui, oui. Non, c'est ici que ça serait pas... C'est ici qu'on fait semblant d'être entouré de la mer et des enfants qui nagent... Non, non, la vie, elle est pleine de réalité.

On commence avec les questions de internautes. Alors, la première question, c'est quelqu'un qui vient de loin. Il vient d'Argentine, ça sert à ça, je crois, internet, et si je résume un peu la question en Anglais qu'il vous pose, il a envie de savoir... que vous lui parliez des chances, de la liberté du droit qu'on a de faire un cinéma qui ne dépend pas des studios, un cinéma où quelqu'un qui est un ... là j'invente un peu, je brode... Est-ce qu'aujourd'hui, quelqu'un qui est purement... [coup de vent] Mes fiches ! horreur ! Est-ce qu'aujourd'hui un cinéaste qui est un auteur, un homme qui a manisfesté à travers tous ses films qu'il ne faisait que ce qu'il voulait et qu'il le faisait avec obstination, est-ce que dans le cinéma tel qu'il existe aujourd'hui on peut travailler ? Et vivre ?

Moi je pense que c'est ceux-là qui vont survivre, au contraire, le problème, c'est de les montrer, les films, les faire indépendemment, aussi indépendemmant qu'on peut en tout cas. Ca, ça existait avant le cinéma, ça existera après le cinéma. Y'a besoin de personne, presque, pour faire ça... Les montrer, ça sera sûrement impossible d'ici peu, mais on trouvera une façon de les voir sans les montrer, je sais pas comment.

Les faire on y arrive... Comment est-ce qu'on y arrive ? Parce qu'on a une force de coinviction tellement énorme qu'on embarque des gens ?

Là je parlais pas de moi... moi je fais des films chers. Je parlais des vrais indépendants. Moi je suis pas un vrai indépendant.

Qu'est-ce que c'est un vrai indépendant ?

C'est quelqu'un qui ne doit rien à personne, moi je dois beaucoup à beaucoup.

Ca existe des gens qui font des films où ils ne doivent rien à personne ?

Ou à très peu. Ou ils doivent quelque chose à leur amoureuse, ou à leur maman qui leur prête de l'argent, je ne sais pas, ou à leur banquier peut-être, uniquement, à un homme, ou un ou deux ou trois mais... derrière mon film, il y a beaucoup plus de monde que ça... oui malheureusement. Et j'ai perdu mon feu, là, dans l'histoire...

Mais quand, je sais pas moi, des artistes des siècles... des gens comme Vinci, comme Michel Ange, ou prenons Racine, ils travaillaient à la commande, ils convainquaient, ils avaient à convaincre... Ca existe pas l'indépendance, on dépend toujopurs de gens, il faut les convaincre, et ça, vous savez le faire, apparemment.

Non, y'a la forme du journal, qui est une forme que j'aime beaucoup. Le journal filmé, ou le journal intime, ou toutes ces choses-là... Les films sont des espèces d'excroissances monstrueuses de ça, au départ, donc c'est sûr que si on me dit demain que je n'ai plus la possibilité d'avoir de l'argent, ça ne m'empêchera pas de tourner tout de même. Même si je sais convaincre des fois, et des fois ça met du temps.

Le jour où vous n'avez plus d'argent, imaginons, ce cauchemar... vous ne trouvez pas d'argent pour faire des films. Qu'est-ce que vous... vous prenez une petite caméra, vous vous débrouillez, vous tournez de toute façon... ?

Mais je pense pas que je prendrai une petite caméra, j'aime pas les petites caméras... J'aime bien les... j'aimais bien une caméra... il y avait une petite caméra que j'aimais bien, qui était une Fuji super 8, mais ils ont arrêté, évidemment...

Qu'est-ce qu'elle avait de plus que les autres ?

Je sais pas bien... non... Mais c'était la plus petite caméra-caméra. Y'a des caméras vidéo, maintenant, toutes petites, mais je saurais pas quoi faire avec... Non, je pense que je prendrais une grosse caméra tout seul et je mettraius beaucoup de temps à faire mon film tout seul. Une caméra Mitchell peut-être.

Qu'est-ce que c'est que la Mitchell ? C'est un objet magique et qui vous enchante ?

Je l'ai très peu utilisée, j'ai fait le premier court-métrage , enfin, le seul vraiment court-métrage que j'ai fait, je l'ai fait avec une Mitchell qui est une caméra extrêmement lourde, qui demande plusieurs personnes pour la porter. Donc ca me laisserait le temps, moi la portant seul, d'imaginer la suite de mon film...

Pourquoi est-ce que vous faites des films qui coûtent cher ? Parce qu'on se dit y'a des metteurs en scène qui arrivent à faire des films avec trois boutd de ficelle, des gens qui se débrouillent, mais... qu'est-ce qu'ils font ? Ils vivent plus..., pour parler toujours du cinéma indépendant et répondre aux questions de l'internaute, ce sont des gens qui vivent plus accrochés au réel, qui ont moins d'imaginaire... ? Comment est-ce que vous fonctionnez ? Y'a des images dans votre tête et il faut qu'elles existent sur l'écran ?

Non, je pars du fait qu'il n'y a rien dans ma tête et j'ai besoin d'une caméra pour remplir un peu... je pense que mes films sont chers parce qu'ils ont quelque chose sans doute de paradoxal, j'ai jamais très bien compris quoi exactement, mais je m'en suis aperçu dès le deuxième film...

Ce fiml c'est Mauvais Sang, ou c'est...

Oui. Le deuxième long métrage, oui. C'était un film qui se passait en chambre, j'avais juste une scène qui était chère, disons, comme on dit, et c'était une scène de parachute... et cette scène était impossible à produire parce que... à l'époque, en tout cas, on disait : une scène de parachute c'était possible dans un film de Belmondo mais ça peut pas être possible dans un film à vous. Et moi je voulais à la fois la chambre et le parachute et j'ai compris que ce problème-là se reposait à chaque fois, c'est à dire qu'il fallait coller... mais ça, c'est le problème des gens d'ajourd'hui, je pense, ou de l'époque avec la réalité. Il y a qu'un degré de réalité pour les gens et il faut l'afficher cliarement. Il faut dire aux gens : je suis en train de parler au premier ou au quinzième degré. Il faut taper sur l'épaule des gens pour leur parler aujourd'hui. C'est ce que fait grossièrement la télévision par exemple. Mais pas que la télévision... Et moi, quand je parle, je suis pas toujours au même... je parlerais pas de dégré... je suis pas toujours à la même température, disons... Et apparemment, ces... ces montées de température coûtent de l'argent.

Est-ce qu'on peut... après tout, on est quand même là pour parler de Pola X et je souhaiterais... est-ce qu'on peut regarder le premier extrait. Je crois que c'est le premier film-annonce. Y'a l'acteur, alors je résume, peut-être vous allez me trouver très grossier... Y'a un jeune homme qui vit de manière divine et exquise, il est heureux, il est riche, il a une mère merveilleuse, et il vit sans souci apparent, et avec quand même une espèce de trouble et d'angoisse devant quelque chose qu'il ne sait pas tout à fait... Est-ce que ça définit à peu près le début ? Moi j'ai eu très peur dès le début du film... les premières images du film, j'ai mouru de peur et j'ai pas arrêté pendant tout le film. Alors est-ce qu'au début ce garçon qui a l'air de tout avoir, joué par Guillaume Depardieu, avec sa mère, est-ce qu'il a déjà une angoisse qui est dans un coin.

[bande annonce]

Pourquoi est-ce que vous vivez tout le temps avec un chien ? Il faut prendre le micro, monsieur... Vous adorez les chiens, c'est quoi...?

Non, je vis pas toujours avec des chiens. Je le même chien depuis douze ans, ...là j'en ai deux parce qu'il a eu un fils... C'est un cadeau de Juliette après Mauvais Sang et c'est un chien que j'aime beaucoup beaucoup, c'est tout.

Vous vivez avec ? Non, mais toute la journée ? Tout le temps ? Vous le promenez, vous le sortez, le soir, le matin ?

Non, non, c'est lui qui me promène, il est toujours avce moi, mais je ne sors pas spécifiquement pour lui, non... Si je reste chez moi, il reste chez lui...

Quel bonheur ou quel plaisir... Question d'un homme qui aimerait avoir un chien, peut-être... Quel bonheur il y a à avoir un chien, plus qu'un chat, je ne sais pas...

Maintenant pour moi, c'est indispensable, je sais pas... Je l'ai appelé Théo parce que... j'ai jamais eu de frère, disons... Très belle personne.

Donc découverte : Leos Carax qui refuse d'avoir une biographie, qui veut pas qu'on parle de sa vie, qui ne voulait pas, en tout cas, on découvre qu'il n'a jamais eu de frère... Parce que bon, c'est dans toutes vos interviews, c'est dans vos films... la solitude, c'est quelque chose que vous éprouvez... de manière très constante... Y'a des moments où vous dites "j'avais personne à qui parler", dans un des entretiens que vous avez donnés, je sais pas à quelle revue... Qu'est-ce que c'est, la sensation de solitude ?

Je me sens pas vraiment... solitaire... comme personne... Dans mon premier film j'avais mis une phrase de...

[morceau qui n'est pas dans l'archive internet qui parlait notamment de flipper et de mutisme]

Je sais que le premier livre important c'est les trois Mousquetaires et surtout... le Vicomte de Braguelonne et vingt ans après, de Dumas, c'est le premier livre dont je me suis dit qu'il était écrit pour moi, comme on se dit un peu prétentieusement.

Ca veut dire quoi, "pour moi" ? Parce qu'après, le jour, on va en parler, quand vous tombez sur le livre de Melville, Pierre ou les ambiguïtés, vous le dites, c'est "votre" livre... Qu'est-ce que c'est un livre "pour moi", c'est un livre où on s'identifie à un héros, c'est un livre où l'humeur, où l'atmosphère correspondent à votre état d'âme... ?

C'est déjà un livre où on comprend que quelqu'un a pu être vivant des siècles avant soi , être mort aujourd'hui depouis longtemps, et que quelque chose reste de cela... donc on est inscrit nous-mêmes dans ce mouvement-là... c'est extrêmement rassurant, c'est extrêmement plaisant de voir que quelqu'un deux cents ans avant soi, ou plus, a été vivant et nous a légué quelque chose... C'est à dire qu'on ne vient pas seulement de nos parents, heureusement, on vient de bien plus loin. Heureusement ou malheureusement, je ne sais pas... Et... pour un enfant c'est indispensable, la lecture... ça doit être très triste une enfance sans ça... sans ça ou le cinéma, ou d'autres choses...

Et le goût de la lecture ça vous est tombé dessus... vous étiez dans un milieu, une famille - pardon, j'ai pas envie de vous faire parler de votre famille, hein - mais c'était un milieu où la lecture faisait partie des exercices normaux, naturels... ?

Oui... je me souviens pas de ça mais je sais que mes parents lisaient... Je me souviens pas de propositions de livres, mais...

C'était pas quelque chose d'extravagant de prendre un livre chez vous...

Non, non.

Y'a un moment où vous savez ce que vous avez envie de faire ? A part le flipper, mais on ne fait pas carrière, dans le flipper... c'est pas un métier, là...

Vous voulez dire...

Y'a un moment où tout d'un coup vous êtes un adolescent qui ne parle pas et puis qui joue au flipper et puis qui essaie de voir la personne qu'il aime de l'autre côté de la rue et puis il y a un moment où il... Vous vous dites quoi : je ferai jamais rien, je ferai quelque chose... ?

Bizarrement, j'avais pas vraiment d'angoisse sur quoi faire après...

Par indifférence ?

Non... je crois... à l'époque j'étais suivi par un... j'étais un peu... je peux pas dire que j'existais vraiment... j'étais... je crois quie j'avais raconté ça, qu'il y avait cette... une sorte de voix off qui me suivait et si je prenais une orange, la voix off disait "et puis il prit une orange." donc rien n'était jamais au présent, y'avait pas de futur non plus...

Qu'est-ce que c'est que cette voix off qui vous suit ? C'est une voix off dans la tête ?

J'appelais ça la voix off du Bon Dieu parce que... parce que je trouvais ça drôle, je suis pas du tout croyant... je crois que c'est un truc d'enfant... qu'on a tous ça, des voix off... Donc, j'ai arrêté les études... et... j'ai découvert le cinéma et c'était... il m'a suffit d'un film pour comprendre enfin, qu'il y avait... Moi j'avais vu des films , j'avais vu tous les films de Charles Bronson, par exemple, ou j'avais aimé les femmes filmées à l'écran, mais je savais pas qu'il y avait un réalisateur derrière... pas plus que quand je mange un yaourt, je pense à "qui est-ce qui a fait le yaourt ?", là je pensais pas : "qui est-ce qui a fait le film ?"... et enfant, je me rappelle avoir emprunté la télévision de ma mère, on avait une télévision dans la chambre de ma mère, et une nuit, à trois heures du matin, il devait y avoir en direct un combat de boxe entre... Mohammed Ali et...

Forman ?

Et Frazier, je crois et donc j'avais emprunté la télé pour ça et j'ai pris goût à ça, à cette télévision dans ma chambre et... j'ai découvert... j'ai vu les Dames du bois de Boulogne, de Bresson et j'ai pensé : il y a forcément quelqu'un derrière... Ca a été la première fois que j'ai pensé ça. Et après, à seize dix-sept ans, au cinéma, cette fois, j'ai déménagé de la banlieue de Paris à Paris, j'ai commencé à aller au cinéma seul, j'ai eu cette expérience à nouveau , avec... je sais plus, avec Pierrot le fou aussi bien qu'avec d'autres films... Et là, c'était évident que c'était l'outil qu'il me fallait, la caméra, c'était bien plus puissant qu'un flipper pour regarder une femme.

Et ça suppose de se dire ce jour-là... On se dit je suis un artiste, je suis quelqu'un qui est capable de le faire, on se pose des questions... ou c'est tellement évident qu'on se dit c'est ça et puis voilà... ?

Je me souviens pas très bien... Y'a jamais le mot d'artiste je crois pas dans la tête, et, non... à ce moment-là y'a pas tant de doute que ça. Le gros problème, c'est de savoir vers où aller... enfin, qu'est-ce qu'il faut faire en premier ?... Moi, mon idée, ça a été de travailler pour acheter une caméra... et j'ai fait coursier pendant un moment, et j'ai escroqué la boite pour laquelle je travaillais, et avec ça, j'ai acheté une petite Bollex 16 mm... Et une fois qu'il y avait la caméra, c'était la deuxième question : il faut contacter quelqu'un, je peux pas faire le film sur moi... Et j'ai contacté cette jeune fille du flipper, là, à qui j'avais jamais parlé. J'étais dans une petite chambre de bonne au Louvre et j'ai décidé de faire un film dans cette chambre de bonne avec elle.

Y'a que ça pour allumer une cigarette en parlant, sinon il faut poser le micro, y'a le vent, la plage, c'est l'enfer... C'est allumé ?

Ouaip

Et alors ?

Et ça commençait, ce petit film, je me souviens, ça commençait... Ca s'appelait la Fille rêvée et ça commençait par cette jeune fille donc, qui a répondu à ma lettre un peu étonnée, et qui est arrivée terrifiée aussi... enfin, autant que moi, presque, et... ça commençait par une scène de... elle se réveillait d'un cauchemar dans mon lit, donc... Enfin, sans moi, moi je filmais... et... et elle a eu tellement peur qu'elle est partie après... donc j'ai jamais eu...

Donc le film n'a jamais été terminé ?

Ben j'ai passé une petite annonce après, pour trouver une jeune fille en me disant que j'allais le terminer et j'ai trouvé une jeune fille... mais elle m'a pas tant intéressé que ça, donc j'ai fini le film et je l'ai pas monté disons... J'ai pas fait le montage...

Comme il faut quand même s'occuper un peu des astronautes... et c'est pas totalement...

C'est les internautes...

Astronautes ? Oh oui ! Oh là là... Vous, vous savez... Vous vivez beaucoup avec ces moyens-là aujourd'hui, vous ? Intrnet, fax, communication comme ça ?

Oui, oui.

Pourquoi ? Parce que c'est un moyen froid ? On n'a pas de rapports avec les gens... Ou parce que c'est plus rapide et plus commode ?

Non, j'ai découvert l'ordinateur... chais plus quand, en 93, par là... et... ça m'a beaucoup aidé à ce moment-là... d'avoir une mémoire... comme on dit... une mémoire vive ou un disque dur sur mon bureau plutôt que dans la tête, c'était très... un grand soulagement...

Pour écrire des scénarios ?

Non...

En général ? Pour la vie...

Pour écrire... pour écrire...

Alors, phrase de cette jeune personne, elle cite Rilke, Rilke c'est quelqu'un qui a... en particulier il y a les Lettres à un jeune poète et la question à vous est : "Que pensez vous de la phrase de Rilke : La solitude qui enveloppe les oeuvres d'art est infine et il n'est rien qui permette de moindre les atteindre que la critique. Seul l'amour peut les appréhender, les saisir et faire preuve de justesse à leur endroit." Pour quelqu'un qui prend depuis deux jours toutes les critiques, les très bonnes, les délirantes et les méchantes et les désagréables et celles qui ne comprennent rien, à Cannes... vous pensez quoi de cette phrase de Rilke, ça vous dit quoi sur le rapport aux autres, à la critique ou au public ?

Je connais pas Rilke, j'ai jamais lu... Ben je pense qu'en fait la deuxième partie, là, je sais plus ça serait la définition du critique, qui n'existe pas, ou plus, cet être qui aime l'oeuvre... dans son silence infini... Ce qu'on appelle critique aujourd'hui, c'est... je sais pas ce que c'est...

Oui, alors moi je vais dire une chose bizarre... On va parler de ce film... Stupeur absolue, par exemple y'a un critique du Figaro, journal qui est pas supposé tellement aimer le genre de cinéma que fait un jeune homme comme vous, il s'appelle Claude Baignères , on peut dire son nom, il fait un article où il trouve votre film totalement sublime. Donc il y a l'homme qui représente le journal entre guillemets "de la bourgeoisie" qui est critique depuis trente quarante ans, qui est capable de dire quand il aime pas que Godard c'est de la merde, et tout d'un coup, devant votre film, devant Pola X, il trouve ça admirable... Est-ce que c'est parce que il y a un lien dans ce film avec quelque chose de classique, de lié à la tradition, de lié à des choses essentielles, bon, bref, parce qu'il y a Melville, on dirait.

Meville est pas du tout un classique, je pense, mais, je sais pas moi... Bon, ça peut être... c'est pratique d'avoir une bonne critique et ça peut être touchant même des fois, et... mais le film est simple, il est pas sur des choses simples mais il est... moi je pense que c'est mon premier film de récit, il est... les gens... les gens sont... mais ça c'est une maladie de critique, ils cherchent toujours ce degré auquel on parle, mais le film est finalement... oui, moi j'ai cherché à faire un film classique ou disons... mon roman moderne à moi. J'ai gardé... le film, je pense, est proche du roman... pas de tout le roman parce que j'ai pas pu tout faire dans le film, mais... en tout cas, j'ai gardé... j'ai pas mis des costumes d'époque et j'ai pas mis de chevaux, mais j'ai gardé... j'ai gardé les lois du romanesque que Malville utilise et que Melville lui même... avait une certaine ironie dessus, sur ces lois du genre si vous voulez... C'était son seul roman romanesque.

Oui, j'aimerais... est-ce qu'on peut voir un extrait du film, avant de reposer une question Internet ? Bon, y'a un extrait où le merveilleux jeune homme joué par Guillaume Depardieu, subitement, y'a quelque chose qui casse dans sa relation à sa mère et on sent qu'il se passe une chose terrible entre eux. Et en plus il fait très froid sur la Croisette à l'ombre.

[extrait de Pola X]

Question de quelqu'un qui s'appelle Isabelle Corbisier, toujours Internet. Elle parle d'un roman de Pierrette Fleutiot qui s'appelle Nous sommes éternels (que j'ai pas lu) et elle parle beaucoup du rapport frère-soeur, de... dont la symbolique et caetera... survécut à la révêlation finale de l'absence de lien de sang entre les deux protagonistes, bon, la symbolique des liens fraternels dans le film, où la mère et le fils s'appellent frère-soeur, et où tout le choc, et ça bien sûr c'est dans Melville, c'est le moment où un jeune homme sans angoisses particulières tombe sur une créature incroyable qui lui dit "je suis ta soeur" et qui a l'air de venir totalement d'un autre monde. C'est quelque chose qui vous intéresse énormément, cette espèce de relation, on appelle pas ça l'inceste, mais bon, le fils et la mère qui s'appellent frère-soeur, le frère qui découvre une soeur qui est vraiment ou pas sa soeur... C'est un ressort dramatique ou c'est quelque chose de fort ?

Déjà c'est totalment dans le livre... comme tout le film serait une espècede grande partouze incestueuse où tout le monde s'appelle frère-soeur, les cousins s'appellent frère, les... Quand la fiancée de Pierre vient les rejoindre il dit "on dira que tu es ma cousine", face à l'autre fille... mais je pense en fait que c'est profondément sur l'inceste, le film, mais l'inceste vu comme un rapport avec soi-même, pas forcément le rapport sexuel avec un parent. Je pense que Pierre ou Isabelle c'est la même chose, c'est la même personne.

Isabelle c'est la soeur étrange qui vient de l'obscurité et de loin...

Voilà. Isabelle, elle serait l'expérience. Pierre, il a vingt ans, il a pas d'expérience. Il a rien vécu si ce n'est l'aisance de la vie, ou l'aisnace du confort... et elle, elle arrive avec une expérience et il est envoûté par cela mais... C'était la partie manquante qu'il attendait depuis longtemps, il attendait cela.

Une part de lui ?

Oui, une part de lui, c'est une part de l'origine de l'homme. Elle vient... Isabelle, elle est quoi ?... Elle est minérale, animale, végétale... Le film commence par une... des séquences de bombardements de cimetières. C'est des avions qui bombardent des cimetières, des cimetières et des cimetières, des bombes et des bombes et des bombes sur les cimetières. C'était quelque chose que j'avais... qui se passait en Bosnie... et on pourrait penser qu'Isabelle elle sort d'une de ces tombes bombardées et elle marche vers nous un peu comme dans le film d'Abel Gance J'accuse où les morts de la Première Guerre marchaient vers la caméra, marchent vers nous... C'est un peu ce fantôme-là, elle est... Elle est la part maudite de l'homme, si vous voulez, elle est l'origine bestiale et... et souffrante de l'homme.

Vous dites comme les gens qui sortent des tombes... Pour parler un peu de cinéma, vous citez un certain nombre de metteurs en scène qui vous ont frappé... Y'a un Américain qui s'appelle King Vidor, y'a Bresson, y'a Dreyer... Y'a des metteurs en scène très puritains et très dépouillés et y'a en même temps des gens très flamboyants. Vous êtes entre les deux ? Quand vous parlez des hommes qui sortent des tombes, c'est quoi, c'est Abel Gance ?...

Oui.

Et votre imaginaire, il est plus dépouillé... il est plus comme Bresson ou il est plus comme Abel Gance ou comme... comme ça toujours à la limite de l'énorme ?

Non, je pense qu'y a... Y'a quelques maîtres dans le cinéma, depuis cent ans... ils sont rares, mais c'est seuls qui peuvent se permettre le maîtrise de leur travail. Si on n'est pas cela, il ne faut pas tenter la maîtrise... Moi je crée un chaos dans lequel j'essaie de m'en sortir, et ça fait un film...

Vous prétendez que vous n'allez pas vers la maîtrise, que vous n'avez aucune maîtrise... ? Je suis désolé, quand on voit votre film... le début de la maîtrise est là...

Mais c'est pas un élan que j'ai, non. Je sais, c'est quelque chose qu'on ressent, on le ressent peut-être pas au premier film, mais au bout de trois films, on sait ce qu'on est un peu comme cinéaste, un petit peu plus, et je sais que c'est pas, c'est pas moi, je suis pas peintre, je suis pas... ce que peut être Bresson ou Dreyer. Non, non, moi je vous dis c'est... c'est comment se mettre dans une position de haosoù il n'y ait qu'une seule issue, et l'issue, ce serait le film... donc, c'est la perdition plutôt, c'est sauve-qui-peut, c'est pas... C'est la perdition... Y'a des gens qui sont...

Nous on est spectateurs, on voit un film qui est plein de bruit, plein de fureur, plein de désespoir, plein d'énergie, plein de moments sublimes, plein de moments intenses ou inouïs et vous, vous dites que tout ça, ça part, vous ne le maîtrisez pas, vous ne savez pas... le chaos, vous le maîtrisez...

Non, je dis pas que je sais pas... Disons que je crée le... C'est moi qui choisis où va se passer le pique-nique, si vous voulez, mais... je choisis pas un gazon bien tondu et des choses comme ça, mais... après je peux choisir les plats etc... mais je choisis pas la météo, je choisis pas l'humeur des acteurs ou l'humeur des pique-niqueurs... la vie... Moi je tourne longtemps, c'est ça qui fait que mes films sont chers, mais... quand on tourne comme ça longtemps, c'est à dire des mois plutôt que des semaines, la vie s'engouffre là-dedans, avec tout le bordel qui accompagne ça... et je me suis rendu compte que c'était volontaire, d'une certaine façon, avant, je le savais pas, c'est à dire que je pensais que j'étais lent... Je pense plus que je suis lent... J'ai fait mon premier film en six semaines, ou... c'est pas ça, c'est que ces films-là que j'ai faits, les trois derniers, disons, nécessitaient, pour que ce chaos s'organise un peu tout de même, c'est à dire que ça ne soit pas... je prétends pas... j'attends pas l'inspiration du ciel non plus, je prépare les films, mais pour que tout ça s'organise, il me faut du temps. Et il faut du temps aux gens qui sont avec moi. Je leur demande ce temps. Et je les remercie de me l'avoir donné, comme Guillaume ou d'autres.

Mais ce que vous leur demandez, c'est leur temps, ou c'est aussi prendre un peu de leur vie ? Vous voulez qu'ils participent plus, c'est pas que leur temps. Un acteur normal donne on temps. Là vous leur demandez de... non, est-ce qu'il y a une vampirisation ?

Oh je ne pense pas, non. Y'a tout de même le souci... Y'a tout de même le souci qu'un acteur s'en sorte mieux qu'il n'y est entré, dans le film... et je crois que c'est le cas...

Est-ce qu'il y a l'envie aussi que le spectateur sorte... est-ce qu'il y a l'ambition que le spectateur sorte dun film autre que ce qu'il était en y rentrant... ? Est-ce qu'il y a cette ambition dans vos films ? Moi je crois que oui, hein...

Mais le spectateur il se met à exister très tard dans l'élaboration du truc... Le spectateur, pour moi, il existe depuis deux semaines... Ca commence par la production qui se demande combien il va y en avoir... Et là on peut... oui, on espère qu'il...

Vous ne faites pas des films pour que les gens passent un bon moment... Y'a autre chose...

Je fais pas des films pour que les gens quoi que ce soit au départ... Personne peut faire ça. Peut-être Hitchcock a pu faire ça...

Parce qu'il était un génial manipulateur.

Manipulateur de lui-même, pas... c'est pas vicieux.

Mais un film de Hitchcock, quand on en sort, on a assisté à un merveilleux tour de force mais y'a rien de changé... Je crois pas qu'il y ait un film de Hitchcock qui qui change quoi que ce soit au rapport au monde des gens qui regardent les films de Hitchcock.

Si, bien sûr, oui...

Ah ben... je voudrais bien savoir.

Bien sûr.

C'est à dire, par exemple ?

Notorious, par exemple. Fin adolescent, ou je ne sais plus quel âge, comprendre d'extrêmement nombreuses choses sur l'amour, sur le rapport entre les hommes et les femmes, sur... non, non, mille choses, mille choses... C'est le génie d'Hitchcock, ça, de...

Et vous, les grands films, vous allez les voir comme vous lisez les livres. Vous pensez que les films doivent transformer...
Quel animal !... Comment il s'appelle ?

Théo.

Il faut le rappeller...
Est-ce que les films ont la force de transformer la vie des gens comme l'ont les grands livres, comme peut l'avoir
Pierre ou les ambiguïtés sur quelqu'un qui le lit sérieusemnt, ce qui n'est apparemment le cas de personne à Cannes... Même si le livre ressort en ce moment et qu'on peut le trouver partout...

Est-ce que... oui, ben oui...

Y'a des films qui ont changé votre rapport au monde et à la vie ?

Bien sûr. Y'a aucun cinéaste qui... Pourquoi est-ce qu'ils feraient des films sinon ? Bien sûr on vient des films des autres. On n'est pas né cinéaste dans un chou... Bien sûr, les films de...

Je pose une question internaute, cette fois je me suis pas trompé. Alors celle-là elle est innocente et simple parce que j'ai l'impression que la presse y a... Pourquoi est-ce que ça s'appelle Pola et pourquoi Pola X ? Alors je suppose que vous avez répondu cinquante fois depuis trois jours à tout ça, désolé, les internautes, c'est un autre public.

Disons que le... J'avais pas fait de film depuis longtemps et... et à un moment je pensais peut-être essayer d'en refaire, mais j'étais pas sûr de moi... c'était une tentative... Donc j'ai préparé le film sous un autre nom, sous un nom de femme, Florence [Elroi] et le nom de code du projet, c'était Pola, c'est à dire les initiales du livre qui sont Pierre ou les ambiguïtes.

On peut montrer le livre, si une caméra voulait le montrer... C'est P comme Pierre, O comme ou, L comme L et A comme ambiguïtés, titre du roman de Melville... et alors, le X ?

C'est parce que je me srvais de l'ordinateur pour la prmière fois et donc j'appelais ça, les étapes, pola1, pola2, pola3, et quand je suis arrivé à pola10, polaX en romain, disons... j'ai trouvé que cétait intéressant, Pola X et... puis je me suis dit... la jeune fille, la soeur Isabelle, je pouvais l'appeler Pola, P.O.L.A., comme l'actrice du muet qui s'appelait Pola Negri, qui était de Pologne... et le X ça serait X parce qu'elle est orpheline, on n'a pas le nom de ses parents, ça serait X parce qu'il est question du tabou... ou des tabous... Et puis finalement, je l'ai appelée Isabelle comme dans le livre, et j'ai gardé le Pola X.

Est-ce que ça vous étonne que personne de ceux qui voient le film et en parlent ne vous disent : en somme vous avez totalement respecté un roman de Melville que vous suivez, y compris le décor extraordinaire où se réfugie Pierre à la fin, il est décrit dans Melville, si on prend les personnages, on a l'impression que le casting est dirigé par les phrases du livre. Isabelle, cette fille qui vient d'un autre monde, qui est jouée génialement par cette actrice russe dont j'oublie toujours... dont j'ai peur d'écorcher le nom...

Katerina Golubeva.

Tout ça c'est dans le livre. Pourquoi... Personne ne vous dit, mais en somme vous avez réussi une adaptation, dans le monde d'aujourd'hui, avec ses douleurs et ses tragédies, mais c'est totalement fidèle à un livre de 1850...

Je sais pas... Là, si vous parlez de la critique, je pense que, à partir du moment où ils savent pas voir, ils savent sans doute pas lire non plus... donc... c'est ma réponse là-dessus.

Je voudrais, ça c'est pour les gens qui nous dirigent, je voudrais qu'on voie un extrait du film mais je crois qu'on va sauter l'extrait qui devait venir, on va sauter la scène où Pierre est dans le cabaret et il est parti de chez lui, il a fui, il est parti avec cette soeur venue du néant, avec Isabelle et ce que je voudrais qu'on voie, c'est la séquence où les gens de sa vie d'avant le retrouvent dans sa nouvelle vie, ilvit dans un endroit incroyable, il vit différemment, il vit avec celle qui est sa soeur...

[extrait de Pola X

Guillaume Depardieu, de jeune homme tout à fait lisse, il devient... Y'a une espèce d'image, alors, si vous n'êtes pas croyant, contrairement à Melville, votre auteur, qui semble l'être, il a une espèce d'image christique, il incarne une douleur énorme... Vous le savez, ça...

Oui... Dès que j'ai rencontré Guillaume... Y'avait un soulagement énorme d'avoir trouvé évidemment Pierre... Parce que je pensais qu'il était parfait pour jouer Hamlet, Guillaume, donc parfait pour Pierre. Et il a toutes les ambiguïtés du personnages, il a la jeunesse du personnage... il a cette féminité aussi, que j'aime beaucoup et... je crois que c'est beaucoup lui qui a... Christique, je sais pas, je sais même pas qui c'est mais...

Oh...

Je crois que c'est lui qui... D'abord c'est un garçon qui boite, Guillaume, donc j'ai été obligé de l'empêcher de boiter pendant les deux tiers du film et après de le laisser boiter dans la dernière partie. Y'a quelque chose de ce corps un peu crucifié... Le film doit beaucoup à ses acteurs...

Y'a une photo de vous incroyable qui est dans le... que vous avez... qui est de Marion Stalens, je crois... Y'a une photo de vous incroyable, bon, j'y avais pensé et on me l'a rappelé au ca où j'aurais oublié, est-ce que c'est... le Cri, le fameux tableau de Munch, cette photo de vous que vous acceptez, que vous mettez dans la brochure, je suppose que vous contrôlez autant la brochure de votre film que chaque plan, chaque image et chaque son... Qu'est-ce que c'est cette image de Leos Carax qu'on a tout d'un coup... C'est Leos Carax qui crie, là ? C'est le cri de Munch.

C'est une photo de Marion Stalens...

Mais qui est le personnage ?

Mais, non, mais c'était le... Parce qu'il y a deux ans, je crois, ou trois ans, je sais plus, ce festival, ils m'avaient demandé un petit film pour leur cinquantième anniversaire.

Ah, qui est passé à deux heures et demie, je l'avais vu, oui.

Oui, donc c'était un petit film, ils me demandaient des nouvelles de moie t de si j'avais un projet de film, de donner des nouvelles de ce projet. Et je me suis... j'ai aimé faire ce petit film, il était improvisé et j'ai joué dedans. Et là, donc, c'est une photo du tournage... Je sais plus ce que je faisais... c'est un chapître qui s'appelait "les catastrophes naturelles"... où c'était mélangé ce plan-là avec des plans d'avalanche et de lave, de... de torrent en crue et et caetera...

Mais vous vivez dans l'idée que le monde est une horreur absolue ? Vous avez une horrible, peut-être pas peur... le monde est terrible et horrible ? Où est le bonheur ? On a l'impression que vous y croyez peu...

Non, j'ai pas une sorte de croyance... non, non je crois pas du tout que le monde soit une horreur... C'était quoi, la question, pardon ?

C'était de savoir quel regard vous jetiez sur le monde. A part la musique de Canal + qui envahit la Croisette avec une volonté omnipotente absolument terrifiante... On peut pas les faire taire ?...Non, c'était la vision... Comment est-ce que vous regardez le monde ? Est-ce que le monde vous fait peur ? Est-ce que le monde est horrible ? Bon, vous faites votre film pendant la guerre de... Dans votre film y'a la guerre de Bosnie, aujourd'hui, y'a celle du Kosovo, il reprend une actualité incroyable. Parce que chaque fois que... la manière dont vous avez actualisé le film, c'est à dire le plonger dans... mettre l'histoire exacte de Melville dans le monde d'aujourd'hui, c'est le monde de la guerre qui nous cerne, de la guerre qui est au Kosovo, de la guerre qui était en Bosnie... Est-ce que cette vision tragique et terrible du monde c'est celle que vous avez... tous les matins en vous réveillant ?

Mouais... C'est une des dimensions, c'est une des dimensions mais...

Leos Carax, je ne vous entends plus, Canal + nous couvre, crions un peu.

Je crois que c'est fini, là.

Ah, c'est fini, ça serait un rêve !
Donc la dimension terrible du monde c'est ça qui vous suffoque et qui vous heurte le plus tout le temps ?

Non, le monde, moi je trouve le monde... Y'a tout pour que ce soit plutôt beau, il y a, mais c'est un des thèmes du film, il y a l'immaturité des hommes qui est terrible, et, qui peut-être belle à certains moments mais qui est, qui est la connerie du monde... quand on... on peut voir aussi bien la connerie des petits chefs de l'OTAN ou la connerie des petits gendarmes corses. L'immaturité aussi de ces gens-là...

Des petits préfets corses...

Et c'est... bon voilà. Des fois, l'immaturité est criminelle, mais... mais c'est pas, c'est pas... le monde il a plutôt au départ de la bonne volonté, comme le héros, comme Pierre, qui veut bien faire... il veut bien faire, le monde, mais... disons qu'on est pas toujours... on l'aide pas beaucoup mais...

Aujourd'hui, le film est passé à Cannes, vous l'avez vu, il y a des gens qui vous en ont parlé... Vous aviez peur de quelque chose en ce qui concerne ce film, vous étiez sûr de ce qu'il était ? Est-ce qu'on est sûr quand on fait un film comme ça, aussi énorme, gigantesque, risqué... ? Vous avez eu conscience de prendre des risques en le faisant et ce qui se passe depuis que des gens le voient vous rassure, ou vous vous dites... Qu'est-ce que vous vous dites sur vous-même et sur ce que vous avez fait ?

Non, mais y'a des choses très bizarres, c'est que... c'est qu'en fait, le moment où un film sort, c'est le pire moment pour en parler...

Mais là c'est passé, presque...

Non, c'est pas très passé, hein...

Pourquoi c'est le pire moment ?

Parce qu'on a envie de tout sauf de parler de... sauf de parler de ça.

Et quinze jours ou un mois après on n'a plus envie d'en parler et de pense à ce qu'on fera après, non ?

Oui, non, mais...

On n'a jamais envie de parler de son film ?...

Oui, c'est vrai aussi, oui, mais... j'ai encore oublié la question...

La question, c'était : aujourd'hui, quand vous regardez ces mois, ces années - parce que vous c'est des années, un film, c'est pas un petit truc qui dure quatre mois... Par rapport à vous décidant un jour de faire ça, aujourd'hui, c'est fini, c'est vu, c'est à Cannes... Comment est-ce que vous regardez ce passé de vous ? Ce présent encore ?

Ben disons que maintenant j'ai un peu plus d'expérience, j'ai fait... C'est mon quatrième film... donc, bon, je sais que la déception est inévitable et elle est pas très importante, finalement... et c'est... non, je suis assez anesthésié, j'ai pas de douleur, j'ai pas de joie particulière. Y'a quelque chose... j'attends que quelque chose se passe, que ça passe et... C'est vrai que c'est un moment où j'attends un peu une lettre de quelqu'un, ou quelque chose comme ça, mais le moment de la sortie, c'est vraiment le... le film n'existe qu'en termes d'entrées et de critiques...

Mais il peut exister en termes de gens émus qui y vont et qui en sortent un peu bouleversés.

Oui, mais ces gens-là, ils parlent pas, ils s'expriment pas... forcément. Ca a été toujours un peu un problème avec mes films, c'est que les gens qui ont aimé mes films, ils... c'est pas des gens qui crient... qui crient sur les toits... Et je crois qu'il est l'heure...

Puisqu'on est en train d'être dans des forums de la FNAC et de l'Internet, supposons qu'en plus de critiques et des chiffres de sortie... c'est imaginable que des gens vous écrivent, je sais pas, à la FNAC ou ailleurs, ou vous disent sur Internet ce qu'ils pensent du film. vous avez envie d'avoir ce retour, vous auriez envie d'avoir cent ou mille lettres de gens qui vous disent comment ce film les bouleverse ?

J'aurais préféré une grande lettre que cent ou mille...

Une grande ?

Oui, je pense qu'on fait... on pose souvent la question : pour qui on fait les films, et personne ne sait répondre à ça... Je pense qu'on fait les films pour Isabelle, on fait les films pour cette Isabelle qui est dans le film, pour l'âme soeur...

Mais vous dites l'âme soeur comme si elle était introuvable...

C'est une âme, c'est pas... elle n'est pas de chair et d'os, disons...

On imagine qu'il y aura une grande lettre d'Internet, on essaye de résister au bruit et je crois que ça fait une heure que Leos Carax est en train de parler et qu'on va s'arrêter et qu'on vous remercie, vous qui étiez devant... et voilà. Merci beaucoup Leos Carax.