Plaquette de présentation des films de Sarunas Bartas Trois Jours et Corridor.

De quoi sommes-nous la somme ?*
par Leos Carax

Le cinéma de Sarunas Bartas a toujours existé, depuis que le monde est monde. Mais nous, où étions-nous passés ?

Un jeune contemporain, dans son pays méconnu, embrasse de son regard les visages, les paysages, les constructions qui l'entourent, avec une attention et une ferveur qui sauvent de notre temps ce qui peut l'être encore.

La beauté des films de Sarunas est entière dans la façon qu'ont ces films de se tenir droit debout sur le fil vacillant qui relie leur auteur, ses peines et ses lumières, aux peines et aux lumières du monde alentour.

Des jeunes gens silencieux... un port, de guerre ou de commerce... une place blanche, immense et presque déserte... une fille échouée là, absolu mystère... une cathédrale dévastée... le froid, du feu, des ruines... des coups de poing... une étreinte sans fin... les toits de la ville... des enfants seuls comme des hommes... une femme estropiée qui tourne autour de sa table... un couloir nu, des visages très proches... partout, la terrible fatigue des corps et des choses... et puis soudain, des musiques, des femmes et des hommes réunis, qui dansent et transpirent... le temps d'un soir...

Toutes ces images de "là-bas, à l'est", quelque part entre Sarajevo et Moscou, entre guerre et "paix", entre aujourd'hui et il y a des siècles, vieilles et jeunes comme le cinéma, Sarunas les enregistre avec la vigilance et la générosité sèche d'un poète pas bavard.

Résister. Au temps, à la faim, à l'ennui, aux ennemis, à l'isolement, à l'épuisement. Ce qui nous opprime est immense, mais "ce qui nous reste" est au moins aussi grand. Survivre, c'est la question. et la caméra de Sarunas y répond de la seule façon digne : elle ne témoigne pas de la misère, ne la rend ni plus présentable ni plus dégoûtante ; elle sait que la misère, c'est le tout de l'homme, de tout homme, sa condition. Et si les images qu'elle capte sont du'ne pareille splendeur, c'est ce savoir sensible qui les rend telles.

Découvrir les films de Sarunas, ici et aujourd'hui, c'est aussi redécouvrir cela : il n'y a pas de réalités lointaines.

Ces êtres qui se noient, lentement, sans tendre les bras vers personne, sans bruit, sans remous, au fond furieux du monde, ils ne nous voient pas. Trop tard déjà. Mais nous, grâce à Sarunas, nous les reconnaissons, ils sont nous.

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Le monde est triste, accablant. Les hommes se sabotent, errent et crèvent.

Mais le monde est beau parce qu'il survit, parce qu'il dure.

Oui, le monde est beau même là où rien ne pousse, pourvu que quelques-uns continuent de l'habiter et d'y semer, avec l'audace des désenchantés.

Pourvu qu'un homme et sa caméra soient là, qui le combattent et l'aiment, au-delà du raisonnable.

 

 

* Titre d'un poème d'Abdulah Sidran.

 

 

 

Sarunas Bartas
par Leos Carax

Sarunas Bartas, né dans les années soixante est lituanien. Il habite la campagne, à quarante kilomètres de la capitale Vilnius, une ferme au bord d'un étang.

Sarunas imagine des films de 2 ou 3 millions de francs ; ses scénarios font deux pages.

"Corridor" a été tourné à Vilnius. C'est une vieille ville bâtie au coeur d'une forêt. Isolé dans cette forêt se trouve une sorte de petit châlet. Au rez-de-chaussée vivent la mère et le fils de Sarunas.

Lucas, le fils, a treize ans. Quand il en avait trois, alors qu'il s'endormait seul dans le noir de sa chambre, il a vu des plantes géantes sortir du plancher, et grimper furieusement vers le plafond. Il a hurlé. Depuis il a peur de s'endormir seul.

Son père, lui, ne craint pas la nuit. Il l'habite naturellement ; il connaît la ronde des choses. Quand la lumière du dehors se met à baisser, il allume une bougie, prépare le café, et veille. C'est sans doute alors que la fatigue et le silence lui donnent la force de concevoir un nouveau travail.

Au premier étage du châlet, Sarunas et ses assistants ont installé un petit studio de cinéma, où ils travaillent, et dorment parfois. D'autres cinéastes de la région viennent en profiter. Au moment de la faillite des studios en Russie, avant l'effondrement soviétique, Sarunas avait racheté des caméras Arri-B1 pour 150 dollars pièce et une table de montage pour 50 dollars. En quelques années, lui et ses assistants ont construit sous le toit du châlet une cabine de projection 35mm, un coin pour le montage, un autre pour la post-synchronisation.

Voilà quelques mots concrets que je peux dire sur Sarunas Bartas.

Tant qu'il y aura quelque part sur terre un châlet comme celui-là, dans une forêt, avec un garçon comme Sarunas pour y travailler et y inventer, je serai tout à fait optimiste quant au cinéma.

(extrait de la présentation des flms de Sarunas Bartas au festival de Tours 1995.)

Katerina Golubeva
par Leos Carax

Katerina Golubeva est russe, de Saint-Pétresbourg.

Lorsqu'elle était à Paris (elle y a tourné dans le beau film de Claire Denis "J'ai pas sommeil"), chaque fois qu'elle voulait sortir se promener, elle disait, "Il faut aller flâner maintenant, oui".

Et elle quittait les murs pour traverser les ponts, marcher dans les rues. Au hasard ? Oui, mais un hasard qui est comme son ombre, ou son étoile, qui n'appartient qu'à elle.

Ainsi va sa vie toute entière, sur des chemins inconnus mais choisis, selon des loi étranges qu'on ignore. Elle flâne, à pied ou à cheval, de Russie en Litunanie, d'être en être, de thés noirs en cigarettes, les poèmes d'Arséni Tarkovski dans sa poche.

"Je n'ai humilié ni mes proches ni un brin d'herbe,
Je n'ai pas blessé d'indifférence le sol de mes aïeux
Et tant que je travaillais sur terre, acceptant
Le don d'eau fraîche et de pain odorant,
Régnait un ciel profond au-dessus de ma tête,
Les étoiles me tombaient sur les manches."

Katerina est aussi actrice, mais une actrice de hasard. Le hasard de Katerina. Elle a joué dans les deux premiers films de Sarunas Bartas, et tourne ces mois-ci avec lui en un lieu injoignable, au fond nord de la Sibérie.

Aucune caméra ne peut espérer l'approcher masquée : il lui faut l'absolue nudité ; alors elle se donne, et toute entière.

Son visage magnifique a plus d'anglesqu'un peintre ne peut en rêver. Sous leur voûte immense, ses yeux noirs ou transparents n'en finissent pas de défire toute chose, toute lumière.

Katerina Golubeva est vraiment la plus belle des compagnes de cinéma.